Le projet de fusion des deux leaders historiques du marché suscite bien des interrogations et réserve encore de nombreuses surprises.
A qui profite le deal ?
C’est une opération qui bénéficiera d’abord aux actionnaires… des deux sociétés. Rappelons les chiffres : le numéro 1 du secteur rachète le numéro 3 (derrière BCD) pour 570 millions de US$ dont 300 millions de dettes si l’on se base sur les chiffres donnés par CWT lors de la dernière restructuration financière de novembre 2023.
Amex GBT financera l’opération à hauteur de 430 millions de US$ en émettant de nouvelles actions. Les 140 millions restants seront réglés avec les liquidités dont elle dispose. Une aubaine pour le leader de la distribution des voyages d’affaires : à petit prix, il met la main sur son concurrent historique et son portefeuille de 4000 clients en ne sortant que très peu de cash et en évitant d’emprunter au moment où les taux d’intérêt sont élevés.
Pour les actionnaires de CWT, c’est aussi une bonne affaire. Ces derniers, des fonds d’investissement principalement, se retrouveront à l’issue de la fusion avec 13% du capital d’une société dotée de fondamentaux financiers bien plus solides.
Cerise sur le gâteau : la fusion devrait générer d’ici trois ans 155 millions de US$ de synergies, une bonne perspective pour le cours de l’action.
Amex GBT sauve-t-elle CWT ?
Dans son article du 21 février dernier, l’excellent site The Company Dime révélait que l’agence de notation S&P Global pointait en décembre que CWT disposait « de liquidités moins qu’insuffisantes », même après l’échange de dettes annoncé en novembre. Elle écrivait alors : « La liquidité reste faible et l’effet de levier est élevé, (…), par conséquent nous considérons que la structure du capital de l’entreprise n’est pas viable. »
En clair, faute de revenus suffisants, une entreprise à fort effet de levier risque non seulement d’accuser des retards de paiement à l’égard de sa dette mais aussi de se trouver dans l’incapacité d’emprunter des fonds supplémentaires pour la payer et assurer sa survie.
Or, si CWT va mieux (les équipes, françaises notamment, ont réussi le tour de force dans un contexte difficile à retenir de nombreux comptes et à en gagner d’autres), elle va toutefois moins bien que ne l’escomptait le business plan déposé lors de la mise sous Chapter 11 en novembre 2021.
Celui-ci prévoyait alors pour 2024 un volume d’affaires de 16 milliards de US$ pour un EBITDA (bénéfice d’exploitation) de 253 millions. On en est encore loin si l’on en croit les chiffres donnés par le communiqué de presse annonçant le deal qui évoque pour CWT en 2024 un volume d’affaires de 14 milliards de US$ et un EBITDA de 70 à 80 millions.
Il y avait donc bien une urgence financière pour CWT, qui explique aussi le faible prix déboursé par Amex GBT (qui avait acheté Egencia, bien moins gros, pour 750 millions de US$ en novembre 2021). Morgann Lesné, associé chez Cambon Partners, spécialiste des fusions-acquisitions, confirmait il y a quelques jours dans un article de BTN que ce prix « mettait en lumière les menaces réelles qui pesaient au-dessus de CWT si la société restait seule ».
Un rachat offensif ou défensif ?
La question est centrale concernant les grandes TMC. Pour l’ancien patron d’American Airlines devenu consultant, Cory Garner, la réponse ne fait aucun doute. Dans un post Linkedin décapant, il écrit qu’Amex GBT « acquiert une plus grande part d’un gâteau qui se rétrécit. »
Les chiffres semblent lui donner raison. En 2019, Amex GBT seule réalisait un volume d’affaires de 35 milliards de US$, et Egencia de son côté 8,3 milliards. Selon les résultats publiés par la première le 5 mars dernier, les deux réunies ont affiché un VA en 2023 de 28 milliards, soit une baisse de plus de 35%, malgré une inflation record qui a gonflé les volumes de toutes les TMC.
De son côté, CWT réalisait un VA de 23,1 milliards en 2019 contre une prévision de 14 milliards en 2024, soit une baisse de près de 40%.
Attention, ces chiffres ne disent rien de la rentabilité de l’activité. Amex GBT, par exemple, a dégagé en 2023 une marge opérationnelle de 17%, soit un bon voire un très bon résultat dans un business de TMC à faible rentabilité.
Indéniablement, depuis le Covid et le boom des visioconférences le gâteau rétrécit… sur le marché des grands comptes, cible naturelle de ces TMC globales, d’où leur offensive à l’égard des PME ces trois dernières années afin de compenser le manque à gagner.
Scott Gillespie, consultant bien connu de l’œil de l’AFTM, pointe un autre risque dans Business Travel Mag, le changement climatique qui « pourrait accélérer les objectifs de réduction des émissions des entreprises ». Et d’expliquer : « Les volumes de transactions aériennes diminueraient alors considérablement en Europe et en Amérique du Nord. L’ampleur de ce risque apparaîtra plus clairement à mesure que nous nous rapprocherons de 2030. »
Amex GBT achète-t-elle du volume ?
Plus que tout autre marché, les voyages d’affaires constituent un jeu de volume. La taille est le seul moyen de réaliser des économies d’échelle et de dégager une rentabilité dans un secteur à faibles marges.
Mais on vient de le voir, les volumes ont fortement baissé et le réchauffement climatique fait peser sur l’activité une menace potentielle.
Compte tenu du modèle économique actuel des TMC (grosso modo 50% de revenus clients via des transaction fees et 50% de revenus fournisseurs par le biais des commissions et des incentives), l’effet ciseaux pourrait être redoutable. D’autant que, comme le répète Cory Garner, les stratégies de distribution des compagnies aériennes et notamment NDC fragilisent une partie des revenus fournisseurs des TMC.
Oui, Amex GBT achète du volume. Oui, Amex GBT sera, de fait, renforcé dans ses négociations fournisseurs. Mais le paradigme du marché est en train de changer. Ce qui était vrai hier l’est beaucoup moins aujourd’hui. Même en termes de volume, le rachat de CWT apparaît donc plus défensif qu’offensif.
Quelles implications pour les OBT ?
C’est l’un des points les plus intéressants de cette opération. Amex GBT s’appuie sur des systèmes de réservation en ligne (OBT) propriétaires comme KDS (devenu Neo) et Egencia, qu’elle favorise de plus en plus mais sans exclusive (elle est ainsi le principal revendeur de Concur aux Etats-Unis). Alors que CWT se dit agnostique, revendant l’ensemble des OBT du marché.
Dans ce contexte, les clients de CWT devront-ils basculer sur KDS et Egencia ? Depuis quelques années, Amex GBT ne se cache plus et souhaite amener ses clients à utiliser ses propres technologies, et réserve par ailleurs les derniers développements de KDS (notamment pour NDC) à ses clients en priorité.
Comme le notait The Company Dime, Paul Abbott, le Pdg d’Amex GBT, se félicitait lors d’une conférence téléphonique en septembre dernier que le volume des transactions sur ses plateformes propriétaires KDS et Egencia avait augmenté de 13% au troisième trimestre 2023 contre 7% pour l’ensemble des transactions.
Il faudra aussi observer avec attention la réaction de SAP-Concur dont l’OBT est aux Etats-Unis le leader incontesté, et de loin. Dans le même article de The Company Dime, le journaliste Jay Campbell révélait un scoop : SAP a envisagé d’acheter CWT en début d’année mais a finalement décidé de s’abstenir.
Est-ce reculer pour mieux sauter ? Toujours selon Cory Garner, SAP pourrait considérer l’opération GBT/CWT, et plus largement le développement des OBT propriétaires, comme une menace stratégique à long terme pour sa position sur le marché. Et se pencher à nouveau sur l’éventualité d’un rachat d’une TMC, qui sait ?
Ça change quoi pour les clients ?
A très court terme, rien. Le temps que l’opération financière se fasse et que les autorités de régulation donnent leur aval aux Etats-Unis et en Europe. Mais après, c’est une autre histoire.
La plus grande incertitude concerne les difficultés d’intégration qui promettent de vrais casse-têtes pour fusionner les opérations, les systèmes d’information et les cultures très différentes des deux sociétés. Des complications inévitables qui pourraient provoquer des perturbations pour les clients de GBT et de CWT.
Quant aux clients de CWT qui l’ont choisi précisément pour éviter Amex GBT, comment vont-ils réagir ? Une chose est sûre : les équipes françaises des deux sociétés, qui sortent pour l’une d’une fusion encore à digérer avec Egencia, et pour l’autre d’un Chapter 11 et d’une restructuration douloureuse, vont avoir encore du pain sur la planche… Courage à elles !
François-Xavier Izenic, rédacteur associé de l’AFTM